CULTURE POPULAIRE ET "CHASSE AUX SORCIÈRES"
Par Antoine Moreau



Suite aux tous derniers évènements subis par les amateurs (au sens noble) de musique libre électronique (feu criminel contre des fêtards dans l'Ardèche, acharnement policier contre les fêtes même privées, pression de préfets sur des radios diffusant de la techno, nombreuses saisies de sonos,...), voici la réaction de l'initiateur de la Licence Art libre, version locale du Copyleft, Antoine Moreau :



...C'est grave, oui, mais pas très surprenant quand on sait ce qu'il en est de la répression culturelle vis à vis de la culture populaire et vivante dans l'histoire...

Je cite:




"La répression terroriste - selon le mot d'Yves Bercé ("Fête et Révolte. Des mentalités populaires du XVI au XVIII ème siècle") menée à l'époque de Louis XIV a tari les sources de la révolte et a diffusé partout la peur. Les procédures de domination sont maintenant si bien réalisées que les bûchers de sorcellereie deviennent inutiles pour accentuer encore cette même peur. En outre, les élites culturelles ont l'impression d'avoir vaincu, sinon toutes les superstitions, du moins les plus nombreuses d'entre elles. Qu'une sorcière soit encore exécutée à la fin du XVII ème siècle n'est plus qu'un phénomène exceptionnel, et non plus le résultat d'une convergence des procédures de prise en main des campagnes.



Le stéréotype de la sorcière, quant à lui, prouve que la persécution visait directement la culture populaire. Car ce stéréotype fut fabriqué de toutes pièces par les juges et par les démonologues. Il nous renseigne plus sur les mentalités des persécuteurs que sur la réalité de la sorcellerie. Il présente l'inverse éthique des valeurs alors dominantes dans la société. En ce sens, le thème du "monde à l'envers", qui fut utilisé au XVII ème comme au XX ème siècle pour décrire la sorcellerie, ne se rapporte pas à un quelconque phénomène de subversion, mais définit les angoisses et les craintes, et donc par antithèse les idéaux des repésentants des couches dirigeantes de la société.
Cette définition existe depuis la fin du Moyen Age. Le "Marteau des sorcières", par exemple, qui fut publié an 1486/87 à Strasbourg présente la femme comme "le visage visible du maléfique". Car les filles d'Eve sont en moyenne quatre fois plus coupables du crime de sorcellerie que les hommes, nous le savons. En général, il s'agit de femmes vieilles et plutôt misérables, plus rarement de jeunes filles. Mais toujours apparaît, au cours des procès, une dimension sexuelle importante. Ces faits sont à mettre en relation avec les valeurs socio-culturelles que l'Eglise et l'Etat tentent d'implanter dans l'esprit des ruraux. A travers la persécution des femmes s'exprime une répression plus générale de la sexualité. Les missionnaires de la réforme catholique combattent la relative liberté des moeurs qui existait dans les campagnes avant 1550. Ils imposent au monde paysan des "freins sexuels" efficaces. Les "aveux" extorqués aux prétendues sorcières peuvent être interprétés par rapport à cette lutte puritaine bien réelle. La copulation avec Satan, ou avec des démons, rappelle la survivance dans le monde rural des "fiançailles à l'essai", des concubinages, que veulent extirper les autorités. Le sabbat, cette "fête sacrilège", n'est que la transposition diabolique des fêtes populaires multiples précédemment étudiées, et qui débouchaient fréquemment, l'ivresse aidant, sur des débordements sexuels. Que l'on se souviennent des fêtes des Fous ou de celles des moissons ! En fait, les multiples péchés imputés aux sorcières résultent d'une insatisfaction profonde des missionnaires devant la résistance d'une conduite sexuelle paysanne qui ne se coule pas suffisamment dans le moule théorique véhiculé par la Contre-réforme. Les procés en sorcellerie, dans ce contexte, permettent de culpabiliser les foules en reliant au diable la sexualité hors mariage.

[...]




D'une façon générale, on fait dire à ces vieilles femmes qu'elles appartiennent à l'ancien ordre des choses, au monde magique qui était celui de leurs ancêtres villageois. Elles croient en la possibilité d'agir sur ce monde, par des rites, par des paroles, par des actes que les juges qualifient de diaboliques. Diaboliques, certes, puisque les magistrats interprètent dans une vision nouvelle et dualiste de l'univers ce qui n'était q'une méthode paysanne de survie dans un monde difficile. Ainsi condamnent-ils, au nom de la lutte contre une antireligion, des sorcières qui ont eu le malheur de s'accrocher à leurs anciennes croyances, et qui ne comprennent pas pourquoi se manifeste à leur égard une telle haine. Des sorcières, enfin, qui sont pauvres, mais non pas totalement misérables. Cet élément du stéréotype n'a sans doute pas été créé par les seuls juges supérieurs. Il provient vraisemblablement en partie des choix dictés par les villageoix persécuteurs. Ces derniers visent des masses paysannes résidentes et en voie de paupérisation, qui ne peuvent pas être insensibles au spectacle de l'opulence de certains de leurs concitoyens. Ils les avertissent que le non-conformisme et la tentation de la révolte ne paient pas. Ils leur prouvent qu'existe et continuera d'exister un fossé économique et social entre les puissants et les humbles. Ils démontrent aussi leur appartenance au monde des maîtres et à celui de la culture savante. Le supplice d'une sorcière vieille et pauvre sert ainsi à affermir leur pouvoir sur les masses paysannes autant qu'à donner des gages à la société environnante, dont ils répercutent et utilisent à leur profit les aspects fondamentalement hiérarchiques et inégalitaires.

[...]




Une culture savante hégémonique refoulant la culture populaire trouve l'appui de campagnards qui rompent avec le passé de leur civilisation et veulent participer, petitement, aux miettes du grand festin que se prépare une minorité de privilégiés. La masse rurale, paupérisée, écrasée d'impôts, soumise et incapable de réagir, à la fin du XVII ème siècle, dresse la table. Il lui reste à subir, forme ultime de l'aliènation, la diffusion d'une culture faite sur mesure pour elle. Non pas d'une culture savante, qu'elle ne saurait entièrement assimiler et apprécier, pensent avec mépris les élites sociales, mais d'une nouvelle "culture populaire" diffusée, entre autres, par la littérature "démobilisante" et "tranquillisante" que vendent à bas prix les colporteurs."

Robert Muchembled in "Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XV-XVIII ème siècles), Flammarion.




[ Aujourd'hui cette "culture populaire" démobilisante et tranquillisante nous est offerte par les industries culturelles. Là où il n'y a ni véritablement culture populaire et ni culture savante non plus. Il n'y a rien, nada, anéantissement culturel en action. C'est le règne du nihilisme culturel, le néant de la valeur culture (ne parlons pas d'art...). C'est notre contemporain d'époque qui peine à jouir d'un présent dont on lui fait pourtant cadeau. On peut lui en faire cadeau, ça ne coûte pas cher : ça ne vaut rien (que vaut en effet un présent sans passé ni avenir? Que vaut un présent tenu de faire acte de présence, un présent qui ne tient que par le ténu de son actualité seule?). Il semble bien que notre culture contemporaine, pour bonne part, se situe dans cet héritage de la répression culturelle du XVIéme siècle. Sauf qq soubresauts et l'internet fut un de ces sursauts, vite réprimé et pris en main par la Raison Culturelle inféodée à la main invisible du marché souverrain absolu, divinité terrible et terrifiante, invisible (in)justice terroriste contre laquelle, "on" ne peut rien et qu'un groupuscule d'en haut commande, à l'abri du besoin pour satisfaction de tous désirs de pouvoir. ] (ça c'est moi qui dit ça)

Antoine Moreau.

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